Extrait de l’analyse, par Bruno Duborgel, d’un masque (Masque Jaune n° 3,
1999) de Raymond Reynaud.
Tiré du chapitre « Du bris et du filet. Un singulier masque-mosaïque de
Raymond Reynaud », in Miroirs, fragments et mosaïques (ouvrage
collectif sous la direction de J-P Mourey, Presses Universitaires de
Saint-Etienne, 2005)
Autorisation obtenue par Bruno Duborgel en octobre 2005, de diffuser sur le
site de Raymond Reynaud, ce texte extrait de Miroirs, fragments et
mosaïques.
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Voici en effet un « masque », relativement identifiable comme tel, dont
pourraient participer partiellement tels et tels masques particuliers de
toutes sortes, mais qui n’est précisément mimétique d’aucun d’entre eux. Un
masque qui se suffit d’aménager dans sa forme en ellipse irrégulière et comme
cernée d’une sorte de fer à cheval qu’on dirait clouté de cauris, une figure
schématique qui semble en franchissement des règnes de l’anthropomorphe et du
zoomorphe, avec formulation plastique générale de signes, d’yeux, d’un
nez-museau, de cornes-sourcils, d’une grande bouche à roue dentée …
Nous
advient visuellement, bien plutôt que l’image bien arrêtée d’un masque
particulier, la notion mobile, sinon le concept, d’un « masque en général »,
comme une sorte d’effigie principielle schématisée. Le masque semble vouloir
se cacher derrière ses tracés généraux, conserver au maximum ses possibles, ne
pas franchir la barre au-delà de laquelle l’image virerait du côté d’une image
reproductrice installée et enfermée dans des déterminations précises>>
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[…]
<< L’ouvrage de R. Reynaud se fonde, en effet, sur un groupe de formes qu’on
pourrait dire originaires et universelles – le rond, le carré, le triangle, le
losange, le point, le chevron -, sur une petite géométrie de base et qui
fonctionne, avec diverses intensités selon les régions considérées de l’œuvre,
à mi-chemin entre l’éclosion figurative et l’affirmation de l’ornementation
« abstraite ».
Des
triangles s’assouplissent, s’effilent, se courbent et esquissent de possibles
longues antennes ; ou se redoublent et se rejoignent par la pointe, et, de
cette jonction, peuvent s’envoler des papillons schématiques ; ou s’agencent
dans le canevas d’une sorte de collier à chevrons …
Un point
rond blanc au centre d’un carré noir éveille un œil dans la figure géométrique
…
En bas,
un possible cou-trachée s’annonce depuis un étagement de forme losangée
associées à des triangles…
Près de
trente fois retentit une triade de points – noirs sur blanc, blancs sur noir,
dans un rond ou un losange – et cette donnée formelle-abstraite, en même temps
que telle, s’entrouvre, à peine sur de potentielles et polyvalentes images
ultra-schématiques : les trois points disposés en triangle (deux en haut, un
en bas) nous sollicitent un instant à la manière d’un éventuel « monogramme »
ou schéma des yeux et de la bouche d’un visage, ou des seins et du sexe d’un
corps, ou des cavités d’une tête de mort … Et souvent l’image, comme pour
échapper à son enfermement dans une dénotation univoque et dans un tracé trop
mimétique, perturbe son identité, déstabilise sa lisibilité en laissant la
figure s’oublier, se distraire ou se disperser dans des compositions de la
géométrie elles-mêmes prêtes à s’autonomiser en ornements en même temps que
peu ou prou ouvertes à d’autres voies d’images : ainsi à la fois retrouve-t-on
« la bouche » dans ces deux tracés concentriques associés à une horizontale
centrale et à des dents-triangles, et la perd-on à tourner avec ces rayons
triangulaires (en outre cagoulés et voyants depuis leurs deux points blancs)
d’un soleil noir denté… Se manifeste en tout cas, en tous lieux de ce
« masque », une tendance, pourrions-nous dire - transposant à cette pièce de
R. Reynaud des formules proposées par M. Thévoz à propos d’œuvres d’A. Wölfli
– à traiter les « thèmes » en « faisant ressortir les figures géométriques
dont ils procèdent : croix, cercles (…) etc. », ce qui entraîne un
caractère « instable, labile » des choses représentées, un flottement de
l’image et de la signification lié à ces « figures géométriques ».>>
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[…] << Dans
l’une de ses variétés d’exercice le regard est comme enivré par le
déchaînement de petits éclats, par le crépitement du fragmentaire. Il est
débordé par le multiple vécu comme quasiment incontrôlable, presque
anarchique. La mosaïque se livre alors comme une sorte d’averse affolante, de
fructification innombrable d’éléments, de fractures et de fractionnements où
se désintègre l’unité. Mais l’œil se reprend, ressaisit l’unité distincte et
cernée de chaque cellule et la rapatrie, de proche en proche, dans des
ensembles ordonnés, la restitue, la retrouve coordonnée à d’autres,
concourante avec d’autres.
Endiguement relatif du confus, interférence du sentiment de
démultiplication-dispersion et de celui d’un tissu réunificateur. La mosaïque
dérivait du côté du triomphe de l’épars, de l’hétérogène, de la discontinuité
et du multiple, jusqu’à flirter avec le modèle du patchwork libéré de
l’exigence de cohérence et de composition. Voici maintenant que la perception
rétablit, d’une région à l’autre de la pièce, des liens entre les petites
unités, des groupements d’unités ; des « tesselles » peintes, carrées,
s’organisent ici en damier, et là des triangles se solidarisent dans l’unité
d’un rayonnement denté ; ailleurs de multiples atomes formés de petits ronds
blancs frappés de trois points noirs s’affirment constitutifs d’une même
litanie visuelle cerclant « la grande tête » ; etc. Le brouillage, précédent,
de la perception, ne s’est pas complètement dissipé, mais il n’est plus
prédominant ; s’y substitue l’ambivalence de la ruche, pourrait-on dire, c’est
à dire la prolifération associés aux trames et géométries alvéolaires. Se
donnent ensemble la bourrasque des fragments et le réseau de leur filet. La
perception se remet ainsi en ordre, opère la reconquête des ordres structurels
de la mosaïque, et les perd à nouveau, se brise, dilapide ses regroupements et
revient aux myriades de la mosaïque désintégrée. Flux et reflux dynamiques,
tangage du voir entre toutes ces polarités.
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Nouveau
basculement provisoire : le regard intensifie son effort de résistance aux
pressions du multiple, du désordre et du discontinu ; l’œil renforce son
travail d’identification des régularités et passe ainsi maintenant à l’autre
extrême de sa navette, au relevé d’un ordonnancement généralisé qui assure une
unité tissulaire intense. Chaque petite unité alvéolaire, en effet, se révèle
alors non plus isolée, séparée, indépendante à l’intérieur d’une sorte de
brasier de fragments erratiques, mais au contraire soumise à telle ou telle
modalité de vigoureux principes d’organisation qui règlent jalousement son
appartenance à un ensemble sériel, sa participation à des alternances, des
redoublements, des dédoublements, des rythmes, des emboîtements gigognes, etc.
Ici, des demi-cercles se redoublent en s’inversant ; là, la structure
concentrique de la bouche, elle-même englobée dans l’ellipse de la grande
tête, se réinsère dans la solidarité de rimes plastiques ; ailleurs, des
triangles, des carrés, des losanges, des chevrons, etc., sont ressaisis dans
une structure sérielle et rythmée. Et chaque élément de la composition répond
au principe d’une distribution symétrique systématique qui le contraint à sa
répétition de part et d’autre de l’axe vertical médian. Bref, tout est lié,
répliqué, répété, correspondant, relié donc, au sein d’une chambre d’échos
visuelle en réalité ultra-méthodiquement – follement ou obsessionnellement
pourrait-on dire – ordonnée.
Aucune
fraction qui ne soit à sa place obligée et solidaire de ces répétitions
symétriques à l’intérieur de cette tectonique du dessin à rigueur quasi
maniaque. A l’ivresse précédente des perceptions emportées par le primat de la
polarité du multiple et du foisonnement « anarchique » (jusqu’à provoquer une
lecture en presque patchwork), fait place celle, inverse, afférente à cette
saisie d’un réseau, d’un filet, d’une structure réticulée (réticulum, petit
filet) rapportant sans concession toute la diversité à ses principes
d’organisation et nous conduisant aux lisières du puzzle-totalité. Bien vite
cependant, le curseur de la perception se déplace à nouveau ; l’effort
d’extraction de la pure totalité réticulée se relâche, nous reconduisant aux
ambivalences et degrés de tension, dans l’entre-deux des pôles de la
totalité-continuité-unité et du fragmentaire-discontinu-multiple.
Mais le
métissage concerne aussi les relations des catégories générales « d’image » et
d’ornement non-figuratif. Ici les éléments géométriques simples interviennent
à la fois comme éléments constitutifs de l’image relative qu’ils engendrent et
comme ce qui met en péril celle-ci en la maintenant toujours susceptible de se
résorber ou dissoudre dans une sorte de résille abstraite géométrique
complexe. Notre masque-mosaïque converge vers la délivrance d’une image au
moins schématique qui lui donne unité, et aussi bien il demeure tenté par
l’autre modèle, celui de l’unité (elle-même menacée par son contraire, ou
ambivalente, nous l’avons vu) du tapis très structuré et à motifs purement
formels.
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Ces deux
modèles ici conjugués, renvoient d’ailleurs à ceux de la mosaïque (au sens
propre), antique notamment, dont le dessin peut être de nature abstraite
géométrique, ou de nature figurale, ou encore relever des deux registres
(image encadrée de frises non-figuratives, ou associées, selon divers dosages,
à de purs motifs abstraits). A nouveau le regard vit le masque selon plusieurs
modalités.
L’étrange
visage s’avance plus insistant, on identifie les yeux, le nez, la bouche,
etc., et, passant de la vue frontale à la vue latérale de l’œuvre, on parvient
à l’individuation maximale de la figure ; mais le mouvement inverse réinvite à
une certaine résorption de la figure dans l’ensemble de la mosaïque où tend à
se déliter l’image. Tout à tour s’offrent l’émergence et l’involution de la
figure, son repli plus ou moins partiel, ou sa « disparition » dans le filet
cellulaire (comme redeviendrait presque incognito le masque imbriqué dans le
tapis). Le regard joue ainsi cette musique visuelle tantôt en clef figurale,
tantôt en clef décorative abstraite, et le plus souvent dans l’interférence de
ces deux claviers. Et ceux-ci nous renvoient à deux aspects de l’exercice du
schème de la mosaïque, de son fonctionnement par rapport aux régimes de l’unité-totalité
du multiple par le moyen de l’image et de l’unité-totalité par le moyen du
dessin géométrique organisé, en même temps que par rapport aux pôles de la
composition et de la décomposition. »
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Bruno Duborgel
Professeur d’Esthétique et de Sciences de l’Art
A l’Université Jean Monnet de Saint Etienne
(Département d’Arts Plastiques)
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